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Scream in Trumplandia

20 décembre 2020, #48

“ Du porc, on ne perd que le cri.” Proverbe Limousin. 

Nous vous présentons aujourd’hui la scène du cri. De quel cri s’agit-il? 

Le cri dont on parle ce soir est “l’expression phonique d’une sensation, d’un état physique ou moral, ressenti en profondeur très intensément”, expression phonique d’autant plus intense dans notre situation, vous comprenez pourquoi, cela va de soi. En ce qui concerne l’état physique ou moral, tout dépend bien entendu de la manière dont vous avez vécu l’ensemble. Certains, rongés de l’intérieur pendant quatre ans, gardent à jamais les terribles stigmates d’un corps souffrant: prise de poids, perte de poids, cheveux blancs, calvitie, yeux cernés, lombalgie, surdité précoce, abattement général. D’autres, rongés de l’intérieur pendant quatre ans, gardent également les stigmates tout aussi terribles d’un esprit souffrant: troubles du comportement, du sommeil, phobies multiples, sensorielles, visuelles, anxiété généralisée. Nous n’oublions pas, car ils existent, ceux qui cumulent les deux états: décrépitudes morale et physique. 

Pourquoi présenter cette scène du cri aujourd’hui? 

Cette scène du cri est un exploit technique et nous rendons hommage à tous ceux qui ont contribué à son succès, directement et indirectement. Je ne pourrais vous décrire les nombreux moyens mis en place pour la réalisation de cette scène, mais enfin vous en imaginez la teneur. Il a fallu ne jamais lâcher prise. Il a fallu être en contrôle sans jamais perdre de vue l’objectif principal. Il a fallu déployer la totalité de nos ressources. Il a fallu attendre. Il a fallu tenir bon. Il a fallu faire et refaire pour un résultat qui se veut à la mesure de l’événement. 

La voici. 

Image satellite du continent américain. Zoom sur l’Amérique du Nord. Plongée sur Washington DC, origine du cri. Ciel bleu, rues désertes, des drapeaux flottent au vent. La caméra au ras du sol nous fait sentir la vibration générée par le premier cri. 

D’où vient-il ce premier cri? Qui est le premier crieur? 

La caméra se rapproche dans un long travelling avant. Un homme de dos aux cheveux gris, costume bleu impeccable, repassé, amidonné, crie. On ne sait pas encore qui est cet homme, mais son cri profond et pénétrant, comme sorti du tréfonds de ses entrailles, ouvre la scène. Tout son corps tremble dans son costume bleu. La caméra passe au travers de ce dos originel et s’ensuit, un long plan, le plus long de l’histoire du cinéma. On dirait que la caméra se déplace plus vite que la lumière et parcourt en quelques instants la totalité du territoire américain. Les cris viennent de partout. Du Sud, du Nord, de l’Est, de l’Ouest. Ils viennent de tous: vieux, édentés, jeunes, vigoureux, handicapés, vaillants, fatigués, noirs, blancs, natifs, asiatiques, latinos, riches, pauvres, classes moyennes, prolétaires, milliardaires, hommes, femmes, homo, hétéro, trans, bi, queer, gauchistes, progressistes, conservateurs. La caméra s’arrête une fraction de seconde sur toutes ces bouches enfin libérées qui tantôt exhalent un souffle qui se veut cri, tantôt se tordent de joie et rugissent, tantôt expirent sur une note aiguë, tantôt font sonner une clameur, tantôt, ouvertes, exultent de plaisir, tantôt, presque fermées, font jaillir un cri en creux, tantôt ressemblent aux cris orgasmiques de ceux qui n’ont pas joui depuis quatre ans, tantôt crient comme des enfants qui jouent, tantôt inspirent amplement et de leur gosier sort un cri soutenu, tantôt enfin crient avec les yeux et dans un petit rictus émettent un minuscule son qui dira aussi bien que tous les autres et sera comme tous les autres “l’expression phonique d’une sensation, d’un état physique ou moral, ressenti en profondeur très intensément”. 

Combien sont-ils ces crieurs? 

Ils sont exactement 81 283 485. Quatre-vingt-un-millions deux-cent-quatre-vingt-trois-mille quatre-cent-quatre-vingt-cinq crieurs. Après que la caméra a enregistré tous ces cris, a traversé les grandes plaines, escaladé les rocheuses, vogué le long du Mississippi, la voilà revenue à Washington DC où nous retrouvons le crieur originel. Il est toujours de dos, son corps tremble encore, bouleversé par l’intensité de l’expérience phonique. Le dernier crieur s’arrête. Silence. Le temps est suspendu. Le ciel bleu de Washington DC envahit l’image. Au milieu du bleu, l’homme se retourne. Gros plan sur son visage souriant: derrière ses lunettes cerclées de métal ses yeux, de la couleur du ciel le 20 janvier 2021, pétillent de bonheur. Nous reconnaissons son visage sans le reconnaître vraiment tant il est aujourd’hui détendu. Son regard nous invite à le rejoindre. Les 81 283 485 crieurs s’autorisent eux aussi un relâchement longtemps attendu, certains peut-être même s’autorisent à être heureux. L’homme qui rit derrière ses lunettes, nous pouvons maintenant l’identifier, c’est le Docteur Anthony S. Fauci. Il nous sourit. Nous lui sourions en retour. Fondu enchaîné. Les visages des 81 283 485 disparaissent. Effroi. Apparaît le visage de l’homme à tête d’orange. Il est agité, il pointe du doigt un ennemi invisible, il a la bouche distordue, le visage contracté, les traits tirés. On dirait qu’il voudrait crier lui aussi, un cri tout autre, un cri sale mais “ du porc, on ne perd que le cri”. 

À la Une

Acte V à Trumplandia

20 novembre #47
“Qu’est-ce qu’un serment? Un mot emporté par le vent.” Stefan Zweig.

« Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… oh ! Dieu ! … bien des choses en somme… 
Agressif
Quel est celui
Qui nous a envoyé cette bande d’abrutis
Qui sans raison crient
À l’incendie?

Amical
Vous seriez-vous au Capitole perdus en chemin
Qu’il faille vous ramener par la main?

Descriptif
C’est un mauvais tour! ….Une attaque!…Un coup!
Que dis-je un coup!…Une histoire de fou !

Curieux
À quoi sert monsieur cette coiffe?
Est-ce un repose-piaf?

Gracieux
Messieurs, veuillez retirer votre couvre-chef
Que l’on vous identifie, vous juge et vous incarcère derechef!

Truculent
Vous tous affabulateurs lorsque vous pensez
Il vous sort du nez des restes marinés

Prévenant
Gardez-vous de parler ou d’éructer
Car toujours vous infestez
Les régions les plus reculées
En déversant votre nausée

Tendre
Faites-vous faire une petite muselière
Pour que votre langue putassière
Plus jamais ne vienne contaminer notre univers
Ni ne mette le cerveau de certains à l’envers

Pédant
Dites-moi un peu quel nom puis-je donner à ces individus?
Ma foi, j’ai bien peur de n’en connaître qu’un: peigne-cul!

Cavalier
En avant toute, retour à l’envoyeur
Et ne songez pas à remettre les moteurs!

Emphatique
Tandis que les uns délibèrent, les autres lancèrent l’assaut
Contre la république déjà exposée à tant de maux!

Dramatique
Des cris, du sang, des morts, que faudra-t-il ensuite,
Une insurrection peut-être, pour empêcher votre inconduite?

Admiratif
Et vous là-haut, quel est donc ce cri de guerre?
Pourriez-vous le transcrire je vous prie en cent quarante caractères?

Lyrique
Sénateur Cruz, est-ce votre dernier mot?
Je crains qu’il ne vous mène au tombeau.

Naïf
Avez-vous, s’il vous plaît, déposé vos armes à l’entrée?

Respectueux
Pour la visite, vous repasserez.

Campagnard
Hé! ardé coquins! C’est-y des citoyens? Nanain!
C’est queuqu’ versions d’humains ou queuqu’vilains!

Militaire
Chargez et dispersez les pyromanes!

Pratique
Et faites d’une pierre deux coups, débarrassez-nous du mégalomane!

Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
Le voilà donc, le traitre, qui en quelques mots
Et tantôt à l’aide de pseudo-complots
Laisse la démocratie en lambeaux.”

Regarde les hommes tomber à Trumplandia

20 octobre 2020 #46

“Today is the tomorrow I was worried about yesterday.” Anthony Hopkins. 

Jours les plus longs. 

C’était un lundi ou un mardi je crois. 19h15. Je suis sur le parking. Il fait encore jour parce qu’on est en septembre. Je fume une cigarette. Je sors de deux heures de cours de théâtre. Je n’arrive plus à me souvenir de ce que nous étions en train de travailler mais je me souviens que la lumière dans le ciel était grise. Un de mes collègues m’interpelle sur le parking. 

“ -T’as entendu? 

– Quoi? On fait grève demain? 

– Mais non, les attentats, t’as pas entendu? 

– Ah non, où çà? 

– A New York. ” 

Ensuite, on a regardé les tours s’effondrer encore et encore et on a pleuré le reste de la soirée. 

2977 morts. Mardi 11 septembre 2001. 

Je suis en train de grignoter des cacahuètes et des mini-pizzas. Je ne sais pas pourquoi mais j’adore ces conneries de mini-pizzas ou n’importe quelles cochonneries salées pour l’apéro. Je suis à Marseille devant la télévision. On est en avril, c’est dimanche, il fait grand beau et j’ai le coeur tout ensoleillé. J’aime ces vacances à Marseille au milieu du gris parisien. Il est 20 heures, nous sommes toutes les deux sur le canapé et nous voyons apparaître à l’écran la tête des deux gagnants du premier tour de la présidentielle. C’est moche. Je suis immédiatement prise d’un sentiment de culpabilité, c’est la première fois que je ne vote pas au premier tour des élections. Mauvaise date, pendant les vacances! Et je ne me suis pas fatiguée à faire une procuration. Je me sens mal et je sais ce qu’on va me dire. C’est à cause de toi qu’il est passé! 

Jean-Marie Le Pen-Jacques Chirac. 21 Avril 2002. 

Il fait un froid polaire. Je suis à Washington DC pour une formation pédagogique sur la lecture. Je revois la salle de cours, les tables en U, la formatrice qui n’a pas fait les photocopies et semble un peu perdue. Je me demande comment on arrive à être formatrice sans travailler. Je me dis que ce n’est vraiment pas sérieux et je suis en colère. La fatigue du décalage horaire me gagne, je décroche et je prends vaguement des notes. Après quelques minutes, elle s’arrête net. Je suis furieuse, elle semble hagarde et se penche pour la troisième fois sur son ordinateur. Quelle perte de temps! Elle nous regarde les yeux embués:  “- Ouvrez vos ordinateurs, consultez vos emails ou lisez la Une de n’importe quel journal” 

Je me dis qu’elle se moque vraiment de nous. Je n’ai pas fait huit heures d’avion pour m’entendre dire que je dois lire mes emails ou lire la Une du Monde. L’intensité de son regard m’y pousse. La liberté assassinée. Effroi. Je ne sais pas pourquoi je revois immédiatement le petit livre de Wolinski dans la bibliothèque de mes parents, dernier rayonnage, qui enfant m’intriguait. Oh toutes les femmes nues et ces gros sexes partout! Je rentre à l’hôtel et me gave d’images en boucle. C’est seulement dans la solitude de cette chambre d’hôtel aseptisée que je comprends ce qu’il vient de se passer. Je songe à quitter DC, à sauter dans un avion et à être avec les miens. 

12 morts, 11 blessés, 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. 

Je suis en cours, vendredi dernière heure. Je déteste avoir cours la dernière heure de la semaine, surtout avec des élèves de sixième épuisés. On passe cinquante minutes à faire semblant. Je fais semblant de faire la prof, objectif, parcours, méthodologie, rigueur, rigueur et ils font semblant d’être des élèves. Tous les vendredis nous faisons ce petit pas de deux. Nous valsons en attendant le week-end dans un aller-retour de faux-semblants. C’est un vendredi pluvieux, normal on est en novembre. Qui d’ailleurs aime le mois de novembre? Je m’efforce d’entraîner les élèves dans un énième apprentissage fondamental. Je jette, comme les élèves, un coup d’oeil à la pendule. 15h15. On y est presque et je croise le regard de mon collègue qui me fait des grands signes derrière la porte vitrée. Je n’aime pas être interrompue pendant les cours, même un vendredi, même quand je fais semblant, mais il a l’air inquiet. J’ouvre la porte. 

“-Tu as de la famille à Paris?”

Oui bien sûr que j’ai de la famille à Paris!

“-Série d’attentats!” 

Je ne sais pas ce qui me prend. Je retourne en cours, je fais cours jusqu’à 15h30 sans la moindre défaillance. Je consulte mon téléphone rapidement. Je ne sens rien. J’échange rapidement quelques mots avec mes collègues. 

“-C’est horrible, tu as vu?

– Oui, oui c’est horrible. 

– Tu as de la famille à Paris, toi aussi? 

– Oui, mon frère, sa compagne, mes parents, les amis, presque tout le monde en fait est à Paris.” 

Pourtant ce jour-là, pendant que tous sont à Paris et moi ici, je me change, j’enfile ma tenue de jogging et je pars m’oxygéner pendant cinquante minutes. Je ne sens toujours rien. Je n’y pense même pas. De retour, encore rouge et essoufflée, je suis prise tout à coup d’une pression sur le coeur. J’ai l’impression qu’on me marche dessus. Je suffoque. Je sors fébrile mon téléphone et je texte comme une folle. 

Tu es là, tu es rentré.e, vous êtes là, tout va bien,  tu es là, et tes parents aussi? Tu me réponds vite. Dès que tu as mon message tu me réponds, même tard. Tu es là, tu es rentré.e, vous êtes là, tout va bien,  tu es là, et tes parents aussi? Tu me réponds vite. Dès que tu as mon message tu me réponds, même tard. Tu es là, tu es rentré.e, vous êtes là, tout va bien,  tu es là, et tes parents aussi? Tu me réponds vite. Dès que tu as mon message tu me réponds, même tard. 

13 novembre 2015. 137 morts. 416 blessés. Attaque au Stade de France, au Bataclan, au Petit Cambodge, au Carillon, à la Belle Équipe, à la Bonne Bière, à Cosa Nostra.  

Je ne sais plus quel jour on est. C’est toujours le même jour. Il fait beau ou pas. Je vois double parfois. J’ai mal au cou à force d’être penchée sur mon ordinateur. Qu’ai-je fait ce jour-là? Impossible de me souvenir. Les jours se ressemblent. Nous ne voyons personne, nous ne faisons rien, nous sommes en pause, en pause de vie, en pause de tout. En attente. J’ai dû courir sans doute. J’ai dû faire la vaisselle. J’ai dû faire cours en ligne et faire semblant comme il y a longtemps le vendredi après-midi sauf que maintenant je fais semblant tous les jours, tout le temps. Sourire caméra, air détendu, maîtrise de toutes les plateformes en ligne, oui, oui c’est certain, que ferions-nous sans la technologie? Moins semblant peut-être? Je suis courbatue. Dans ma tête aussi je suis courbatue. J’ai le cerveau en miettes. Je ramasse sur mon bureau les pensées minuscules qui m’agitent. Elles se mélangent, sont indistinctes, s’effritent, disparaissent dans le marasme du quotidien. Pendant que nous attendons que ça passe, nous suspendons nos vies pour ne pas mourir, pour ne pas faire mourir, pour oublier que nous allons mourir, nous regardons tous les jours les hommes et les femmes tomber sous les coups du sort, comme des quilles de bowling; au fond de la piste, parfois le tireur les décime tous, parfois seulement ce ne sont que quelques-uns d’une même famille, au hasard, en fonction de la trajectoire de la boule noire lancée à toute vitesse. Quel jour sont-ils morts? Je ne sais pas. Tous les jours, tout le temps, sans arrêt. Qu’ai-je fait ces jours-là? Je ne sais pas. Pareil, comme tous les jours. Que pourrais-tu dire? Rien. Ce sont toujours les mêmes qui parlent qui disent les mêmes mots, des mots laids qui ne peuvent dire ce que nous vivons, ce qu’ils vivent, des mots vides, des mots décharnés, des mots sans vie, des mots qui ne comptent pas, qui ne les comptent pas, des mots à bout de souffle, des mots masqués qui les cachent, qui les oublient. 

28 décembre 2020. 363 morts en France. 1899 morts aux Etats-Unis. 1,789,908 morts du coronavirus 19 depuis le début de la pandémie. 

Aujourd’hui lundi 28 décembre, je veux me souvenir de ce jour-là pour que nous puissions raconter ce que nous faisions quand tous sont morts suffoqués, étouffés, fébriles, exsangues, épuisés, décharnés, seuls, seules dans des lits déjà froids.  

Plus longues seront les nuits. 

Collection 20** à Trumplandia

20 septembre 2020 # 45

“Il me faisait marrer, avec cette façon qu’il avait de répéter ça ne pardonne pas, ça ne pardonne pas, comme s’il y avait quelque chose qui pardonne.” La vie devant soi, Romain Gary.

Jour. Jour.

“ Approchez, approchez, venez découvrir le nouvel épluche-légumes révolutionnaire! Approchez, approchez, chère petite madame, parce que je suis certain que vous avez déjà pesté en cuisine pendant l’épluchage dominical des pommes de terre quand les épluchures restent coincées dans la lame, n’est-ce-pas chère petite madame, que vous avez déjà pesté? Oui, oui, je le savais, et bien avec cet épluche-légumes révolutionnaire, finies les épluchures coincées dans la lame, à la place quand vous épluchez vos pommes de terre, chère petite madame, c’est une oeuvre d’art que vous faîtes! Oui vous m’avez bien entendu, une oeuvre d’art! Ne levez pas les yeux au ciel, regardez, j’épluche les légumes et chaque épluchure, grâce à une lame révolutionnaire, crée une oeuvre d’art éco-responsable! Non seulement, vous ne pestez plus en cuisine mais vous vivez en harmonie avec votre monde, vous cuisinez et créez sans gâcher! Approchez, Approchez!”
“Approchez, Approchez, venez découvrir l’outil indispensable pour tous vos rendez-vous galants, vos rendez-vous professionnels, vos rendez-vous tout court, approchez chère petite madame, dites-moi vous avez déjà eu la sensation que vous aviez une feuille de frisée coincée dans les dents? N’ayez pas honte chère petite madame, tout le monde sait bien que vous êtes nombreuses à ne plus commander de frisée quand vous êtes au restaurant, rendez-vous galant ou pas, et que vous avez aussi banni les spaghettis bolognaises depuis longtemps. Mais avec la fourchette fri-spa vous pouvez à nouveau commander vos plats préférés. La fourchette fri-spa nettoie discrètement vos dents et enroule en même temps les spaghettis. Finies les sueurs froides au moment de manger, la fourchette fri-spa vous libère et allège vos rendez-vous galants, vos rendez-vous professionnels, vos rendez-vous tout court. Approchez, approchez! ”
“Approchez approchez chère petite madame, je vois bien que vous n’êtes pas de celles qui s’intéressent à des épluches-légumes ou des problèmes de rendez-vous galants, vous n’êtes pas de celles qui s’empêcheraient de manger de la frisée et des bolognaises! Ne faîtes pas l’étonnée, vous êtes bien au-dessus de tout ça, vous pensez que ces méthodes et ces concepts sont d’un autre temps et VOUS AVEZ RAISON, il faut être de son temps n’est-ce-pas? Et vous l’êtes, je le vois tout de suite à votre allure, VOUS ETES une élégante engagée. Ne riez pas! J’ai ce qu’il vous faut et ce qu’il vous faut ce n’est pas une fourchette, ou un épluche-légumes, ce qu’il vous faut c’est la pièce manquante, celle qui va remplacer la petite robe noire, la pièce noire sur blanc qui va avec tout, qui va avec le jean, avec le jogging, avec le tailleur pantalon ou la veste YSL, avec votre humeur, et surtout surtout, j’ai la pièce qui fait du bien, j’ai la pièce qui unit les nations, j’ai la pièce politique qui s’exporte, j’ai la pièce indispensable en voyage, j’ai la pièce politico-chic, en un mot j’ai la pièce universelle.

– Vous ne croyez pas que c’est un peu tard, cher petit monsieur?
– Bien au contraire, chère petite madame, vous êtes à l’avant-garde, c’est la pièce incontournable de nos démocraties agonisantes. Indémodable et toujours prête, prête pour tous les populismes à venir, prête pour 2024, prête pour 2022, prête pour toutes les dates à venir, dans tous les pays. La pièce internationale et intemporelle à mettre dans vos placards.
– Internationale cher petit monsieur, encore faudrait-il pouvoir voyager!
– Justement rendez-vous compte, chère petite madame, quand vous pourrez voyager, ce sera une pièce multilatérale, mais oui car il faudra bien, plus que jamais, demander d’excuser les présidents du monde entier. Approchez, approchez.”

Jour. Jour?

Nettoyage à sec à Trumplandia

20 août 2020 #44
“Comme une tache d’encre aux multiples bavures se dénouant et se renouant, glissant sans laisser de traces sur les décombres, les morts” La route des Flandres, Claude Simon.

Nuit. Jour.

Tu sais quand tu te lèves que ta nuit a été courte.
Tu te précipites sous la douche, tu te maquilles avec une truelle, tu n’oses même plus toucher aux cheveux de peur de découvrir ta tête réelle, tu t’habilles à l’arrache en engouffrant à toute vitesse une tartine beurre-miel et dans la précipitation tu taches ta chemise mais ces jours-là tu ne t’en rends pas compte parce que tu es trop préoccupée par des considérations inutiles et la seule chose qui t’intéresse c’est le second café que tu es en train de te faire pour survivre à la journée qui t’attend.
Tu les connais ces jours où tu n’as pas le temps de boire ce second café parce que finalement tu as vu que tu t’étais tachée. Tu es donc montée à toute vitesse te changer parce que tu ne supportes vraiment pas cette tache au milieu de ton poitrail. Tu redescends, saute dans ta voiture, fais l’américaine avec le mug posé dans le compartiment spécial mug. Evidemment ton mug est beaucoup trop large pour rentrer dans le compartiment du mug, tu jures que pour une fois qu’un truc est trop petit aux Etats-Unis ça tombe sur ton compartiment spécial mug, c’est quand même mal foutu, alors tu tiens ton mug dans la main gauche et tu sors du garage en marche arrière.
Tu le sais pourtant qu’il y a des nids de poule sur la chaussée, bien qu’il ne neige quasiment jamais, que les hivers ne soient pas rigoureux, que ces chaussées voient passer peut-être dix voitures par jour tout au plus, parce qu’ici l’entretien des routes c’est tout ça tout ça.
Tu le sais que le service public aux Etats-unis tout ça tout ça…mais dans ta précipitation, avec ton mug de café à la main tu as accéléré imprudemment, non pas que tu aies manqué d’écraser le quidam parce que de quidam dans cette rue il n’y en a pas, mais tu as oublié que tu avais le mug de café à la main et un léger soubresaut dans ta voiture aux suspensions irréprochables a fait basculer ta journée.
Jet de café sur chemise propre.
Tu es déjà très en retard, en cause, la première tache du matin, ta courte nuit, ta tête improbable que tu as tenté d’améliorer avec ta truelle. Tu es déjà à dix minutes de chez toi. Tu ne peux plus faire demi-tour, tu vas donc passer la journée entière avec une tache de café sur ta seconde chemise. Tu sens le café couler alors avec la main gauche tu saisis dans la boîte à gants, en te contorsionnant tout du long, une petite lingette depuis longtemps desséchée et tu étales le café maintenant froid sur ta chemise.
Tu le sais que tu vas détester cette journée parce qu’une fois tachée tu ne vois plus que ça, tu as l’impression d’être marquée au fer rouge, tu as l’impression que le monde entier regarde avec dégoût ta chemise et chuchote à ton passage.
Ce que tu ne sais pas encore c’est que cette tache tu vas la traîner pendant les quatre prochaines années, indélébile, tache qui surgit tous les jours où que tu sois, tache locale, nationale, internationale, tache du présent, tache de l’histoire, tache à venir, tache de tous les instants, tache universelle, tache intemporelle, tache qui fait mal, tache malade, tache honteuse, tache dégueulasse, tache obscène, tache misogyne, tache raciste, tache extrémiste, tache des bas instincts, des vilains, tache incendiaire, tache meurtrière, tache qui exaspère, qui fatigue, qui ridiculise, qui infantilise, qui sépare, qui divise, qui polarise, qui stigmatise, qui rabaisse, qui insulte, qui menace et qui tue.
Aujourd’hui cela fait bientôt quatre ans que nous sommes tachés. Encore quatre jours avant le nettoyage à sec.

Jour. Jour.

The meat locker in Trumplandia

20 juillet #43

“Climatisation. nom féminin.
Moyens employés pour obtenir, dans un lieu fermé, une atmosphère constante (température, humidité), à l’aide d’appareils. – ABRÉVIATION, FAMILIER clim”
Le Robert


Nuit. Nuit.
Au coeur de la grisaille, en dessous d’un panache de fumée qui a recouvert la ville depuis une semaine, dans un petit restaurant aux vitres embuées, au milieu du brouhaha des convives.

– Si la Covid continue, je m’installe à Honolulu et je travaille en distanciel en face de l’océan.
– Mais quelle bonne idée! Après quelques minutes de silence. En même temps je me questionne, je ne sais pas, je n’aime pas cette idée d’un éternel été. J’aurais l’impression que 2020 n’en finit plus, que le temps est suspendu, que nous sommes en juillet pour toujours, que plus jamais je ne verrais la gelée du matin.
– La gelée du matin, je n’ai pas besoin de la voir en vrai parce que je l’ai chez moi tous les jours. Pendant que le monde brûle et suffoque, j’ai l’onglée aux mains.
– L’onglée, chez toi?
– Absolument, l’onglée, et ne me dis pas que c’est une affection fréquente chez les alpinistes, je te répondrais que précisément je vis de grands chocs thermiques comme les alpinistes et particulièrement l’été.
– L’été, tu as l’onglée?
– Oui, tout à fait, l’été j’ai l’ONGLÉE. Et tu veux savoir pourquoi? Parce que je vis dans une chambre froide. L’été je suis en mode saison inversée. Chaud dehors, froid dedans. Comme les profiteroles, tiens. Je suis un profiterole en été.
– Et l’hiver alors tu es quoi? C’est quoi un profiterole inversé? Froid dehors et chaud dedans?
– Si seulement il y avait un mécanisme d’inversion en hiver!
– Comment ça?
– Et bien en hiver, c’est froid dehors et froid dedans, donc je n’ai pas l’onglée parce qu’il n’y a pas de changements de températures brusques mais des engelures. J’ai froid tout le temps: dehors et dedans, un profiterole mal décongelé voilà ce que je suis, un peu dégueulasse, tu sais comme certaines brasseries parisiennes t’en servent parfois.
– Ah ouais, je ne supporte pas quand la pâte à choux est totalement congelée et que même le coulis de chocolat chaud n’arrive pas à la faire décongeler.
– Oui, je suis un profiterole avec la pâte à choux encore congelée. Et même avec chaussettes, laine polaire, et bouillotte, je me pèle, l’effet coulis de chocolat chaud est totalement annihilé par le grand froid intérieur.
Un temps.
-Dur!
-Très!
Un temps.
– Finalement le réchauffement climatique c’est une bonne nouvelle pour toi! Tu pourrais même être trumpienne sur ce coup!
– Carrément pas! Au contraire c’est pire! Fournaise dehors = froid sibérien dedans. Et quand il dit “It will start getting cooler, you just watch”, exactement: il va faire plus froid, mais dedans seulement. Parce que dehors on rôtit, on cuit, on crève à petit feu, comme le gigot sept heures ou mieux le gigot sept heures en cuisson sous-vide, on va devenir des gigots sous-vide asphyxiés. Et du sac en plastique de cuisson sous-vide dehors, je vais passer au sac de congélation dedans direct. Finalement je ne vais plus vivre que dans du plastique. A côté l’onglée et les engelures, de bons et lointains souvenirs!
– Je comprends mieux à présent ton désir d’éternel été à Honolulu.
– Oui mais maintenant que j’y pense, Honolulu cet hiver, ce ne serait que le préambule d’un futur en mode inversé permanent, ce ne serait qu’expérimenter en 2020 le monde à venir, le monde d’après mais avant, ce serait être à l’avant-garde du désastre. Du coup, je ne sais pas si j’en ai toujours envie.
– …
Pendant ce temps, l’épaisse fumée toxique s’est faufilée au travers du chambranle de la porte du restaurant. Les vitres ne sont plus embuées, les convives le sont. On ne perçoit désormais que des masques colorés qui s’animent au rythme des conversations.

Nuit. Nuit.

Le vent l’emportera à Trumplandia

20 juin #42

« Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte. »

Chanson d’automne, Paul Verlaine

Nuit. Jour.

Je suis une fille du vent.
J’aime quand les murs de la grande bâtisse blanche craquent, quand les portes claquent et que le vent siffle sous les fenêtres.
J’aime quand les nuages courent dans le ciel et qu’ils s’allongent.
J’aime quand la mer se déchaîne, quand les embruns deviennent des couteaux acérés et qu’ils vous fouettent le visage.
J’aime quand les plages se vident, quand les enfants font des voiles avec leurs serviettes de plage et rêvent de s’envoler en courant sur le rivage.
J’aime quand le vent rafraîchit les eaux d’été et qu’il nettoie les plages de leurs impuretés.
J’aime quand le vent nous force à reprendre les chemins de terre et à regarder les flots s’agiter du haut de la vallée.
J’aime quand le vent nous coupe du monde, quand il interrompt nos vacances et nous ramène à des temps anciens.
J’aime quand les cargos passent à l’horizon et j’aime imaginer les passagers confinés dans leurs cabines, accablés par leur mauvaise fortune.
J’aime quand le vent détruit nos misérables possessions et qu’il se moque de nos prétentions et ricane sous sa cape.
J’aime quand les digues rompent et réduisent nos espérances.
J’aime quand le vent se charge de défaire ce qui n’aurait pas dû être fait.
J’aime quand le vent, harassé, s’attaque à ceux qui prétendent empêcher son passage.
Et comme j’aurais aimé que le mur de la honte s’écroule après une forte bourrasque, que les frontières s’ouvrent et que le vent reprenne ses droits en laissant ces femmes et ces hommes traverser les plaines arides.
Et comme je voudrais que ce même vent emporte loin dans quelques mois l’homme à la tête d’orange et qu’il nous lave de ces quatre années.
Et comme je voudrais le voir s’envoler au vent mauvais, et qu’en finisse 2020.

Jour. Nuit.

La vie mode d’emploi à Trumplandia

20 mai 2020 #41

«  Etant une minorité à la fois comme caste et comme classe, nous vivions sur l’ourlet de la vie, en luttant contre notre faiblesse et en nous battant pour nous accrocher sans aide dans les grands plis du vêtements. » L’oeil le plus bleu, Toni Morrison. 

Nuit. Jour. 

Alors alors quelle année, hein!  

Oui, quelle année!

La covid ( t’as vu je dis la covid depuis que j’ai écouté France Cu), le confinement. 

Ouais c’est long. 

Le meurtre de George Floyd, le couvre-feu.

Ouais, histoire d’une nation. 

Les manifestations, le pays qui s’embrase et qui déborde sur le vieux continent… 

Ouais j’ai vu.

Et Seattle qui se réveille avec une zone autonome.  

Ouais je sais.

Vers un nouveau forum romain? 

J’espère. 

Pendant la plus grande crise économique du pays. 

Sans doute. 

Une crise sanitaire et une crise économique doublées d’une révolution? 

Quelle époque! 

Et on n’est qu’au mois de juin, encore six mois, que peut-il bien se passer? 

Qui sait? 

Tout ça dans un contexte d’année électorale!

C’est sûr.

Et Black Lives Matter, une nouvelle force agissante?  

Ma foi…

Des voix qui comptent. 

Enfin. 

Qu’en dis-tu? 

Je n’en dis rien. 

Tu ne peux pas ne rien en dire. 

Si je peux. 

Ton silence est un silence complice. 

Complice de?

Il encourage la violence systémique. 

Peut-être mais il ne saisit pas un espace qui n’est pas le sien. 

Qu’est-ce que tu racontes? 

Je ne suis pas spécialiste des questions raciales aux Etats-Unis. 

Et alors? 

Je ne suis pas noire. 

Et donc? 

Donc je ne sais rien. Je ne sais pas ce que c’est que de faire un jogging et d’en mourir. Je ne sais pas ce que c’est que d’être chez moi et d’en mourir. Je ne sais pas ce que c’est que d’être arrêté et d’en mourir. Je ne sais pas ce que c’est de manifester et d’en mourir, de faire ses courses et d’en mourir, d’être en voiture et d’en mourir. Je ne sais pas ce que c’est de craindre la mort de mon fils parce que sa couleur fait peur. Je ne sais pas ce que c’est d’observer les oiseaux dans le ciel et de faire peur. Je ne sais pas ce que c’est de désapprendre à siffler parce que siffler peut tuer. Je ne sais pas ce que c’est de me faire cracher dessus, insulter, lyncher parce que ma couleur est une incitation à la violence des uns. Je ne sais pas ce que c’est de redouter le moment où il faudra s’assoir un soir de mai 2020 et prendre mon fils par la main, le regarder dans les yeux, et d’une voix douce mais ferme lui rappeler le mode d’emploi. 

Le mode d’emploi? 

Le mode d’emploi pour être en vie, pour rester en vie.  

Aujourd’hui mardi 23 juin 2020, je ne dis rien parce que je ne sais rien. 

Jour. Nuit. 

Le temps retrouvé à Trumplandia

20 avril 2020 #40

«  America’s teachers urge Trump to use time at home to repeat first grade » Andy Borowitz, The New Yorker. 

Nuit. Jour. 

Vendredi 24 avril 2020, conférence de presse de la Maison Blanche: « –Supposing we hit the body with a tremendous — whether it’s ultraviolet or just very powerful light, Mr. Trump said. And I think you said that hasn’t been checked, but we’re going to test it? he added, turning to Mr. Bryan, who had returned to his seat. And then I said, supposing you brought the light inside the body, either through the skin or some other way. And then I see the disinfectant where it knocks it out in a minute — one minute — and is there a way we can do something like that by injection inside, or almost a cleaning? he asked. Because you see it gets in the lungs and it does a tremendous number on the lungs, so it would be interesting to check that. » 

Et c’est alors que tout m’est revenu plus de trente ans après comme dans un grand plan séquence de cinéma: l’architecture années 30, le rose du granit, l’arrivée essoufflée au quatrième étage dans le long couloir carrelé en petites mosaïques marron, l’année de seconde au lycée Camille Sée. Je me revois avancer d’un pas lent vers la salle 417 et attendre avec mes camarades de classe le long du mur blanc que Madame B., professeure de Sciences Naturelles, ouvre la double porte en merisier et nous fasse entrer. Je revois son tailleur gris perle, ses lunettes métalliques et ses traits tirés. J’entre dans la classe, je suis immédiatement saisie par l’odeur des produits chimiques précédemment utilisés et éblouie par la lumière qui se réfléchit sur le grand comptoir carrelé blanc qui lui sert de bureau et de table à disséquer les grenouilles. Je ne suis pas au premier rang, probablement au quatrième, l’avant-dernier rang, pour pouvoir ricaner à mon aise avec ma comparse de l’époque, une grande fille blonde au rire éclatant et à la voix tonnante. Nous étudions la reproduction. Cela devrait nous intéresser, nous devrions nous sentir concernées, mais malgré la voix rauque de Madame B, nous sommes ailleurs, nous pensons à la prochaine cigarette fumée dans les toilettes du troisième, au déjeuner qui nous attend, à la vie dehors. Madame B, dans son tailleur gris perle, ne cherche en rien à nous ramener dans la salle 417, elle a depuis longtemps rendu les armes et continue son cours, imperturbable. Parfois cependant, sa voix craque, elle se racle la gorge, cela perturbe un instant ma comparse blonde qui travaille à aligner ses cuticules tandis que je continue mon entreprise de sabotage personnel et travaille à rendre mon écriture illisible. Madame B. est une voix-off, ignorée, oubliée. Elle a beau nous scruter de son regard noir, rien n’y fait. Nous sommes indécrottables, des bons à rien des années 80.

Tout-à-coup, Madame B. peut-être revigorée par un rayon de soleil qui vient traverser la pièce en diagonale, a quitté son estrade, elle est maintenant dans le rang tout près de nous, droite comme un « i », l’air sévère et pénétré, l’index pointé vers le ciel et se met à hurler: « IL NE FAUT PAS BOIRE SON URINE ». Ma comparse blonde manque de s’arracher un doigt, ma plume s’écrase et transperce ma feuille à petits carreaux et les trente-quatre autres élèves de la classe sortent soudain de leur léthargie. Madame B., étonnée que les trente-six abrutis de seconde 10 aient enfin levé les yeux, répète son injonction suprême, à présent certaine de son effet «  IL NE FAUT PAS BOIRE SON URINE CAR BOIRE SON URINE PEUT ETRE FATAL ». La petite prétentieuse littéraire en moi ricane bien entendu parce qu’elle se doit de ricaner, c’est sa fonction première, en tout cas celle qu’elle s’est assignée, mais elle s’interroge quand même sur les motivations secrètes de Madame B. Elle ne peut se faire à l’idée que Madame B pense que les trente-six abrutis de seconde 10 soient si abrutis qu’ils en viennent à boire leur urine. Elle ne peut se faire à l’idée que Madame B juge nécessaire de mettre en garde les trente-six abrutis de seconde 10 sous prétexte qu’ils ne suivront pas un cursus scientifique. Quel mépris tout de même! Et comme toutes les petites prétentieuses littéraires, elle range Madame B. dans la catégorie des profs perdus et met aux oubliettes son injonction suprême.

Ce n’est que quelque trente ans plus tard que le mystère de la femme au tailleur gris perle et à l’air sévère trouve sa résolution. Ne pas rompre le lien même avec une classe de trente-six abrutis. Ne pas briser la continuité pédagogique, marquer les esprits même les plus récalcitrants, les plus ignares, les plus infamants. Asséner des vérités primaires pour que le jour où quelle que soit la figure d’autorité qui vous enjoigne à boire votre urine, à boire votre désinfectant, à utiliser les rayons ultraviolets en injections nasales, anales ou autres, ce jour-là, si improbable soit-il, les efforts de Madame B., professeure de Sciences Naturelles à Camille Sée dans les années 80, seront enfin récompensés. Alors les trente-six abrutis de seconde 10 et tous les autres abrutis de seconde, qui auront été en cours de biologie et auront eu une Madame B., seront sauvés de l’infamie, celle d’avoir tenté de boire du désinfectant en temps de pandémie, celle d’avoir fait bronzer leurs organes vitaux en temps de pandémie, celle d’avoir écouté en temps de pandémie une figure d’autorité en déroute.  

Jour. Nuit. 

Quand y’en a plus y’en a encore à Trumplandia

20 février, 20 mars, #38 et/ou #39, 2020. On ne sait plus. 

« Tout dans la vie est une affaire de choix, finalement, ça commence par la tétine ou le téton, ça se termine par le chêne ou le sapin. D’ici à là, de sa naissance à sa mort, l’homme est confronté à des choix» Pierre Desproges. 

Nuit. Jour. 

Depuis quelques temps  j’ai pris l’habitude de lire discrètement la carte des restaurants sur leur site Internet avant d’y dîner. C’était évidemment du temps où on allait encore au restaurant. Cette petit manie m’est venue après des années de gêne quand le serveur ou la serveuse, arrivant d’un pas allant à notre table, demande visiblement pressé.e d’en finir: « Vous avez fait votre choix messieurs dames?». L’injonction à choisir en temps limité engendre chez moi encore plus d’indécision. C’est donc d’un air embarrassé que je réponds le regard vissé au menu qu’il me faut encore quelques minutes et que je le/la vois repartir d’un air agacé. J’ai toujours eu beaucoup de difficultés à faire des choix et les cartes de restaurant représentent une source de bonheur anticipé et d’angoisse mêlés: l’angoisse d’anticiper avec justesse mes désirs. Rillettes ou coquilles Saint-Jacques, vin blanc ou vin rouge, charlotte aux fraises ou triple crème, tapas ou salade composée? L’infinie combinaison des possibilités me plonge dans un état d’hébétude avancée. La solution à cette incertitude chronique m’est enfin apparue un jour où je savais que le supplice du menu serait cruel parce que composé de vingt-cinq pages de plats numérotés de 1 à 384 : 

«  – Tu prends le 294 ou le 53? 

– J’hésite encore. Un temps.  Peut-être plutôt le 126 et le 14. 

– Le 14, mais c’est une boisson! 

– Ah bon tu crois? Ah oui, tiens, c’est vrai. Un temps. Alors le 126. 

– Le 126, c’est super épicé. Y’a trois petites étoiles. 

– Merde! Un long temps. Bon le 310 alors. 

– Le 310 tu te souviens c’est pas avec du riz blanc c’est servi avec du riz gluant. 

– Ah putain, le riz gluant je peux pas, c’est pas que j’aime pas, mais j’aime pas le nom, je peux pas bouffer un truc qui s’appelle « gluant ».  

– Je suggère qu’on arrête tout simplement de bouffer chinois si tu n’aimes pas la terminologie culinaire et la bouffe épicée.  

– Mais darling voyons, c’est un peu radical comme solution.  C’est pas si simple. 

– Je prends le 294. C’est très simple.

Un temps resserré et dépitée. OK le 53 pour moi, même si franchement je suis pas fan de la coriandre fraîche. » 

Cette scène, raccourcie pour les besoins de la narration, est un marqueur relationnel, comme la température de la chambre ou l’heure du dîner pour d’autres. Il faut parfois passer outre ou y travailler. Je suis plutôt de celle qui y travaille des heures durant, pèse le pour et le contre à coups d’insomnies pour solutionner l’affaire et débrouiller la combinaison parfaite de saveurs : steak tartare ou tournedos Rossini? Fromage de chèvre ou brucciu ? Gratin dauphinois ou pommes dauphines? Depuis le 20 mars 2020 plus besoin de secrètement pré-analyser la carte des restaurants puisqu’il n y a plus de restaurants ouverts et que les quelques malheureux qui tentent de réveiller nos papilles le font numériquement et qu’il faut précisément consulter leur menu en ligne. Bien sûr la pandémie a d’abord réjoui l’indécise que je suis et la lectrice de menus à la sauvette, mais c’était sans compter que cet immense soulagement initial serait suivi d’un défi sans précédent qui explique le retard pris dans la livraison mensuelle des chroniques en Trumplandie. 

«  – Tu fais le lien restaurant chinois/virus étranger? 

– J’hésite encore. Un peu trop cousu du fil blanc. Un temps. Peut-être plutôt le 27 février avec le miracle du virus qui disparaît naturellement. Je fais du Peguy-Scorsese avec des vierges Marie partout.    

– Alors tu peux coupler le 27 février et le 25 mars avec  les églises pleine de monde à Pâques comme ça tu redoubles l’effet. 

Un temps. En même temps le 6 mars quand il refuse de faire le décompte des malades sur le bateau de croisière pour ne pas faire augmenter les chiffres, c’est pas mal non plus, genre la croisière s’amuse pas. 

Amusé. Tu pourrais aussi faire une chronique uniquement sur ses sessions de golf en temps de pandémie les 18, 19 janvier, 1er et 15 février, 7 et 8 mars avec une belle description de la pelouse verte, de sa casquette rouge MAGA et tu intercales le nombre de personnes contaminées. Contraste garanti. 

–  Ouais, je joue sur le décalage. Possible. Ou alors je me concentre sur le 19 mars et le refus de rassurer les américains et le soi-disant sensationnalisme du journaliste, j’exploite la relation presse-politique comme dans les années 70. 

<p class="has-text-align-justify" value="<amp-fit-text layout="fixed-height" min-font-size="6" max-font-size="72" height="80">-  Mouais. déjà vu. Tu pourrais tenter plutôt la carte mensonge en direct au peuple américain avec le combo conférence de presse du 19 sur la chloroquine et conférence de presse du 15 sur le site web crée par Google pour résoudre la pandémie. Tu travailles l’effet d’accumulation, l’enlisement d’une administration dans un mensonge d’état. –  Mouais. déjà vu. Tu pourrais tenter plutôt la carte mensonge en direct au peuple américain avec le combo conférence de presse du 19 sur la chloroquine et conférence de presse du 15 sur le site web crée par Google pour résoudre la pandémie. Tu travailles l’effet d’accumulation, l’enlisement d’une administration dans un mensonge d’état. 

De plus en plus agitée.  Ou ses commentaires sur son audimat pendant que New York agonise, ou le geste de Docteur Fauci qui ne peut cacher son embarras, ou le vaccin annoncé pour très vite le…Ah putain, je ne sais plus. 

S’impatientant. Tu fais du Hugo, de la lumière à l’obscurité, tu travailles les oppositions.  Tu files la métaphore du naufrage d’une nation, tu joues sur les parallélismes crise sanitaire crise économique. Très simple: tu exploites l’opposition entre le 22 janvier et son unique cas de coronavirus et l’annonce faite du long tunnel à venir et les quelques 100000 à 240000 morts à venir le 31 mars. Tu dilues et accélères le temps, tu mêles les temporalités et tu y ajoutes des statistiques, des courbes exponentielles. Le tour est joué. C’est rapide, efficace, percutant. 

Un temps resserré et encore plus dépitée qu’après le supplice du restaurant chinois. Rapide, efficace, percutant. Je m’en fous moi, j’ai pas envie de jouer des tours. J’ai pas envie de rire. Je prends rien tiens, je ne veux pas choisir, je bouffe pas, je veux dire : j’écris pas. » 

Jour. Nuit.