Regarde les hommes tomber à Trumplandia

20 octobre 2020 #46

“Today is the tomorrow I was worried about yesterday.” Anthony Hopkins. 

Jours les plus longs. 

C’était un lundi ou un mardi je crois. 19h15. Je suis sur le parking. Il fait encore jour parce qu’on est en septembre. Je fume une cigarette. Je sors de deux heures de cours de théâtre. Je n’arrive plus à me souvenir de ce que nous étions en train de travailler mais je me souviens que la lumière dans le ciel était grise. Un de mes collègues m’interpelle sur le parking. 

“ -T’as entendu? 

– Quoi? On fait grève demain? 

– Mais non, les attentats, t’as pas entendu? 

– Ah non, où çà? 

– A New York. ” 

Ensuite, on a regardé les tours s’effondrer encore et encore et on a pleuré le reste de la soirée. 

2977 morts. Mardi 11 septembre 2001. 

Je suis en train de grignoter des cacahuètes et des mini-pizzas. Je ne sais pas pourquoi mais j’adore ces conneries de mini-pizzas ou n’importe quelles cochonneries salées pour l’apéro. Je suis à Marseille devant la télévision. On est en avril, c’est dimanche, il fait grand beau et j’ai le coeur tout ensoleillé. J’aime ces vacances à Marseille au milieu du gris parisien. Il est 20 heures, nous sommes toutes les deux sur le canapé et nous voyons apparaître à l’écran la tête des deux gagnants du premier tour de la présidentielle. C’est moche. Je suis immédiatement prise d’un sentiment de culpabilité, c’est la première fois que je ne vote pas au premier tour des élections. Mauvaise date, pendant les vacances! Et je ne me suis pas fatiguée à faire une procuration. Je me sens mal et je sais ce qu’on va me dire. C’est à cause de toi qu’il est passé! 

Jean-Marie Le Pen-Jacques Chirac. 21 Avril 2002. 

Il fait un froid polaire. Je suis à Washington DC pour une formation pédagogique sur la lecture. Je revois la salle de cours, les tables en U, la formatrice qui n’a pas fait les photocopies et semble un peu perdue. Je me demande comment on arrive à être formatrice sans travailler. Je me dis que ce n’est vraiment pas sérieux et je suis en colère. La fatigue du décalage horaire me gagne, je décroche et je prends vaguement des notes. Après quelques minutes, elle s’arrête net. Je suis furieuse, elle semble hagarde et se penche pour la troisième fois sur son ordinateur. Quelle perte de temps! Elle nous regarde les yeux embués:  “- Ouvrez vos ordinateurs, consultez vos emails ou lisez la Une de n’importe quel journal” 

Je me dis qu’elle se moque vraiment de nous. Je n’ai pas fait huit heures d’avion pour m’entendre dire que je dois lire mes emails ou lire la Une du Monde. L’intensité de son regard m’y pousse. La liberté assassinée. Effroi. Je ne sais pas pourquoi je revois immédiatement le petit livre de Wolinski dans la bibliothèque de mes parents, dernier rayonnage, qui enfant m’intriguait. Oh toutes les femmes nues et ces gros sexes partout! Je rentre à l’hôtel et me gave d’images en boucle. C’est seulement dans la solitude de cette chambre d’hôtel aseptisée que je comprends ce qu’il vient de se passer. Je songe à quitter DC, à sauter dans un avion et à être avec les miens. 

12 morts, 11 blessés, 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. 

Je suis en cours, vendredi dernière heure. Je déteste avoir cours la dernière heure de la semaine, surtout avec des élèves de sixième épuisés. On passe cinquante minutes à faire semblant. Je fais semblant de faire la prof, objectif, parcours, méthodologie, rigueur, rigueur et ils font semblant d’être des élèves. Tous les vendredis nous faisons ce petit pas de deux. Nous valsons en attendant le week-end dans un aller-retour de faux-semblants. C’est un vendredi pluvieux, normal on est en novembre. Qui d’ailleurs aime le mois de novembre? Je m’efforce d’entraîner les élèves dans un énième apprentissage fondamental. Je jette, comme les élèves, un coup d’oeil à la pendule. 15h15. On y est presque et je croise le regard de mon collègue qui me fait des grands signes derrière la porte vitrée. Je n’aime pas être interrompue pendant les cours, même un vendredi, même quand je fais semblant, mais il a l’air inquiet. J’ouvre la porte. 

“-Tu as de la famille à Paris?”

Oui bien sûr que j’ai de la famille à Paris!

“-Série d’attentats!” 

Je ne sais pas ce qui me prend. Je retourne en cours, je fais cours jusqu’à 15h30 sans la moindre défaillance. Je consulte mon téléphone rapidement. Je ne sens rien. J’échange rapidement quelques mots avec mes collègues. 

“-C’est horrible, tu as vu?

– Oui, oui c’est horrible. 

– Tu as de la famille à Paris, toi aussi? 

– Oui, mon frère, sa compagne, mes parents, les amis, presque tout le monde en fait est à Paris.” 

Pourtant ce jour-là, pendant que tous sont à Paris et moi ici, je me change, j’enfile ma tenue de jogging et je pars m’oxygéner pendant cinquante minutes. Je ne sens toujours rien. Je n’y pense même pas. De retour, encore rouge et essoufflée, je suis prise tout à coup d’une pression sur le coeur. J’ai l’impression qu’on me marche dessus. Je suffoque. Je sors fébrile mon téléphone et je texte comme une folle. 

Tu es là, tu es rentré.e, vous êtes là, tout va bien,  tu es là, et tes parents aussi? Tu me réponds vite. Dès que tu as mon message tu me réponds, même tard. Tu es là, tu es rentré.e, vous êtes là, tout va bien,  tu es là, et tes parents aussi? Tu me réponds vite. Dès que tu as mon message tu me réponds, même tard. Tu es là, tu es rentré.e, vous êtes là, tout va bien,  tu es là, et tes parents aussi? Tu me réponds vite. Dès que tu as mon message tu me réponds, même tard. 

13 novembre 2015. 137 morts. 416 blessés. Attaque au Stade de France, au Bataclan, au Petit Cambodge, au Carillon, à la Belle Équipe, à la Bonne Bière, à Cosa Nostra.  

Je ne sais plus quel jour on est. C’est toujours le même jour. Il fait beau ou pas. Je vois double parfois. J’ai mal au cou à force d’être penchée sur mon ordinateur. Qu’ai-je fait ce jour-là? Impossible de me souvenir. Les jours se ressemblent. Nous ne voyons personne, nous ne faisons rien, nous sommes en pause, en pause de vie, en pause de tout. En attente. J’ai dû courir sans doute. J’ai dû faire la vaisselle. J’ai dû faire cours en ligne et faire semblant comme il y a longtemps le vendredi après-midi sauf que maintenant je fais semblant tous les jours, tout le temps. Sourire caméra, air détendu, maîtrise de toutes les plateformes en ligne, oui, oui c’est certain, que ferions-nous sans la technologie? Moins semblant peut-être? Je suis courbatue. Dans ma tête aussi je suis courbatue. J’ai le cerveau en miettes. Je ramasse sur mon bureau les pensées minuscules qui m’agitent. Elles se mélangent, sont indistinctes, s’effritent, disparaissent dans le marasme du quotidien. Pendant que nous attendons que ça passe, nous suspendons nos vies pour ne pas mourir, pour ne pas faire mourir, pour oublier que nous allons mourir, nous regardons tous les jours les hommes et les femmes tomber sous les coups du sort, comme des quilles de bowling; au fond de la piste, parfois le tireur les décime tous, parfois seulement ce ne sont que quelques-uns d’une même famille, au hasard, en fonction de la trajectoire de la boule noire lancée à toute vitesse. Quel jour sont-ils morts? Je ne sais pas. Tous les jours, tout le temps, sans arrêt. Qu’ai-je fait ces jours-là? Je ne sais pas. Pareil, comme tous les jours. Que pourrais-tu dire? Rien. Ce sont toujours les mêmes qui parlent qui disent les mêmes mots, des mots laids qui ne peuvent dire ce que nous vivons, ce qu’ils vivent, des mots vides, des mots décharnés, des mots sans vie, des mots qui ne comptent pas, qui ne les comptent pas, des mots à bout de souffle, des mots masqués qui les cachent, qui les oublient. 

28 décembre 2020. 363 morts en France. 1899 morts aux Etats-Unis. 1,789,908 morts du coronavirus 19 depuis le début de la pandémie. 

Aujourd’hui lundi 28 décembre, je veux me souvenir de ce jour-là pour que nous puissions raconter ce que nous faisions quand tous sont morts suffoqués, étouffés, fébriles, exsangues, épuisés, décharnés, seuls, seules dans des lits déjà froids.  

Plus longues seront les nuits. 

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