20 juillet #43
“Climatisation. nom féminin.
Moyens employés pour obtenir, dans un lieu fermé, une atmosphère constante (température, humidité), à l’aide d’appareils. – ABRÉVIATION, FAMILIER clim” Le Robert
Nuit. Nuit.
Au coeur de la grisaille, en dessous d’un panache de fumée qui a recouvert la ville depuis une semaine, dans un petit restaurant aux vitres embuées, au milieu du brouhaha des convives.
– Si la Covid continue, je m’installe à Honolulu et je travaille en distanciel en face de l’océan.
– Mais quelle bonne idée! Après quelques minutes de silence. En même temps je me questionne, je ne sais pas, je n’aime pas cette idée d’un éternel été. J’aurais l’impression que 2020 n’en finit plus, que le temps est suspendu, que nous sommes en juillet pour toujours, que plus jamais je ne verrais la gelée du matin.
– La gelée du matin, je n’ai pas besoin de la voir en vrai parce que je l’ai chez moi tous les jours. Pendant que le monde brûle et suffoque, j’ai l’onglée aux mains.
– L’onglée, chez toi?
– Absolument, l’onglée, et ne me dis pas que c’est une affection fréquente chez les alpinistes, je te répondrais que précisément je vis de grands chocs thermiques comme les alpinistes et particulièrement l’été.
– L’été, tu as l’onglée?
– Oui, tout à fait, l’été j’ai l’ONGLÉE. Et tu veux savoir pourquoi? Parce que je vis dans une chambre froide. L’été je suis en mode saison inversée. Chaud dehors, froid dedans. Comme les profiteroles, tiens. Je suis un profiterole en été.
– Et l’hiver alors tu es quoi? C’est quoi un profiterole inversé? Froid dehors et chaud dedans?
– Si seulement il y avait un mécanisme d’inversion en hiver!
– Comment ça?
– Et bien en hiver, c’est froid dehors et froid dedans, donc je n’ai pas l’onglée parce qu’il n’y a pas de changements de températures brusques mais des engelures. J’ai froid tout le temps: dehors et dedans, un profiterole mal décongelé voilà ce que je suis, un peu dégueulasse, tu sais comme certaines brasseries parisiennes t’en servent parfois.
– Ah ouais, je ne supporte pas quand la pâte à choux est totalement congelée et que même le coulis de chocolat chaud n’arrive pas à la faire décongeler.
– Oui, je suis un profiterole avec la pâte à choux encore congelée. Et même avec chaussettes, laine polaire, et bouillotte, je me pèle, l’effet coulis de chocolat chaud est totalement annihilé par le grand froid intérieur.
Un temps.
-Dur!
-Très!
Un temps.
– Finalement le réchauffement climatique c’est une bonne nouvelle pour toi! Tu pourrais même être trumpienne sur ce coup!
– Carrément pas! Au contraire c’est pire! Fournaise dehors = froid sibérien dedans. Et quand il dit “It will start getting cooler, you just watch”, exactement: il va faire plus froid, mais dedans seulement. Parce que dehors on rôtit, on cuit, on crève à petit feu, comme le gigot sept heures ou mieux le gigot sept heures en cuisson sous-vide, on va devenir des gigots sous-vide asphyxiés. Et du sac en plastique de cuisson sous-vide dehors, je vais passer au sac de congélation dedans direct. Finalement je ne vais plus vivre que dans du plastique. A côté l’onglée et les engelures, de bons et lointains souvenirs!
– Je comprends mieux à présent ton désir d’éternel été à Honolulu.
– Oui mais maintenant que j’y pense, Honolulu cet hiver, ce ne serait que le préambule d’un futur en mode inversé permanent, ce ne serait qu’expérimenter en 2020 le monde à venir, le monde d’après mais avant, ce serait être à l’avant-garde du désastre. Du coup, je ne sais pas si j’en ai toujours envie.
– …
Pendant ce temps, l’épaisse fumée toxique s’est faufilée au travers du chambranle de la porte du restaurant. Les vitres ne sont plus embuées, les convives le sont. On ne perçoit désormais que des masques colorés qui s’animent au rythme des conversations.
Nuit. Nuit.