Le temps retrouvé à Trumplandia

20 avril 2020 #40

«  America’s teachers urge Trump to use time at home to repeat first grade » Andy Borowitz, The New Yorker. 

Nuit. Jour. 

Vendredi 24 avril 2020, conférence de presse de la Maison Blanche: « –Supposing we hit the body with a tremendous — whether it’s ultraviolet or just very powerful light, Mr. Trump said. And I think you said that hasn’t been checked, but we’re going to test it? he added, turning to Mr. Bryan, who had returned to his seat. And then I said, supposing you brought the light inside the body, either through the skin or some other way. And then I see the disinfectant where it knocks it out in a minute — one minute — and is there a way we can do something like that by injection inside, or almost a cleaning? he asked. Because you see it gets in the lungs and it does a tremendous number on the lungs, so it would be interesting to check that. » 

Et c’est alors que tout m’est revenu plus de trente ans après comme dans un grand plan séquence de cinéma: l’architecture années 30, le rose du granit, l’arrivée essoufflée au quatrième étage dans le long couloir carrelé en petites mosaïques marron, l’année de seconde au lycée Camille Sée. Je me revois avancer d’un pas lent vers la salle 417 et attendre avec mes camarades de classe le long du mur blanc que Madame B., professeure de Sciences Naturelles, ouvre la double porte en merisier et nous fasse entrer. Je revois son tailleur gris perle, ses lunettes métalliques et ses traits tirés. J’entre dans la classe, je suis immédiatement saisie par l’odeur des produits chimiques précédemment utilisés et éblouie par la lumière qui se réfléchit sur le grand comptoir carrelé blanc qui lui sert de bureau et de table à disséquer les grenouilles. Je ne suis pas au premier rang, probablement au quatrième, l’avant-dernier rang, pour pouvoir ricaner à mon aise avec ma comparse de l’époque, une grande fille blonde au rire éclatant et à la voix tonnante. Nous étudions la reproduction. Cela devrait nous intéresser, nous devrions nous sentir concernées, mais malgré la voix rauque de Madame B, nous sommes ailleurs, nous pensons à la prochaine cigarette fumée dans les toilettes du troisième, au déjeuner qui nous attend, à la vie dehors. Madame B, dans son tailleur gris perle, ne cherche en rien à nous ramener dans la salle 417, elle a depuis longtemps rendu les armes et continue son cours, imperturbable. Parfois cependant, sa voix craque, elle se racle la gorge, cela perturbe un instant ma comparse blonde qui travaille à aligner ses cuticules tandis que je continue mon entreprise de sabotage personnel et travaille à rendre mon écriture illisible. Madame B. est une voix-off, ignorée, oubliée. Elle a beau nous scruter de son regard noir, rien n’y fait. Nous sommes indécrottables, des bons à rien des années 80.

Tout-à-coup, Madame B. peut-être revigorée par un rayon de soleil qui vient traverser la pièce en diagonale, a quitté son estrade, elle est maintenant dans le rang tout près de nous, droite comme un « i », l’air sévère et pénétré, l’index pointé vers le ciel et se met à hurler: « IL NE FAUT PAS BOIRE SON URINE ». Ma comparse blonde manque de s’arracher un doigt, ma plume s’écrase et transperce ma feuille à petits carreaux et les trente-quatre autres élèves de la classe sortent soudain de leur léthargie. Madame B., étonnée que les trente-six abrutis de seconde 10 aient enfin levé les yeux, répète son injonction suprême, à présent certaine de son effet «  IL NE FAUT PAS BOIRE SON URINE CAR BOIRE SON URINE PEUT ETRE FATAL ». La petite prétentieuse littéraire en moi ricane bien entendu parce qu’elle se doit de ricaner, c’est sa fonction première, en tout cas celle qu’elle s’est assignée, mais elle s’interroge quand même sur les motivations secrètes de Madame B. Elle ne peut se faire à l’idée que Madame B pense que les trente-six abrutis de seconde 10 soient si abrutis qu’ils en viennent à boire leur urine. Elle ne peut se faire à l’idée que Madame B juge nécessaire de mettre en garde les trente-six abrutis de seconde 10 sous prétexte qu’ils ne suivront pas un cursus scientifique. Quel mépris tout de même! Et comme toutes les petites prétentieuses littéraires, elle range Madame B. dans la catégorie des profs perdus et met aux oubliettes son injonction suprême.

Ce n’est que quelque trente ans plus tard que le mystère de la femme au tailleur gris perle et à l’air sévère trouve sa résolution. Ne pas rompre le lien même avec une classe de trente-six abrutis. Ne pas briser la continuité pédagogique, marquer les esprits même les plus récalcitrants, les plus ignares, les plus infamants. Asséner des vérités primaires pour que le jour où quelle que soit la figure d’autorité qui vous enjoigne à boire votre urine, à boire votre désinfectant, à utiliser les rayons ultraviolets en injections nasales, anales ou autres, ce jour-là, si improbable soit-il, les efforts de Madame B., professeure de Sciences Naturelles à Camille Sée dans les années 80, seront enfin récompensés. Alors les trente-six abrutis de seconde 10 et tous les autres abrutis de seconde, qui auront été en cours de biologie et auront eu une Madame B., seront sauvés de l’infamie, celle d’avoir tenté de boire du désinfectant en temps de pandémie, celle d’avoir fait bronzer leurs organes vitaux en temps de pandémie, celle d’avoir écouté en temps de pandémie une figure d’autorité en déroute.  

Jour. Nuit. 

6 commentaires sur “Le temps retrouvé à Trumplandia

  1. Comme le disait Lino Ventura dans « Les Tontons Fligueurs »: Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît.

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