20 février, 20 mars, #38 et/ou #39, 2020. On ne sait plus.
« Tout dans la vie est une affaire de choix, finalement, ça commence par la tétine ou le téton, ça se termine par le chêne ou le sapin. D’ici à là, de sa naissance à sa mort, l’homme est confronté à des choix» Pierre Desproges.
Nuit. Jour.
Depuis quelques temps j’ai pris l’habitude de lire discrètement la carte des restaurants sur leur site Internet avant d’y dîner. C’était évidemment du temps où on allait encore au restaurant. Cette petit manie m’est venue après des années de gêne quand le serveur ou la serveuse, arrivant d’un pas allant à notre table, demande visiblement pressé.e d’en finir: « Vous avez fait votre choix messieurs dames?». L’injonction à choisir en temps limité engendre chez moi encore plus d’indécision. C’est donc d’un air embarrassé que je réponds le regard vissé au menu qu’il me faut encore quelques minutes et que je le/la vois repartir d’un air agacé. J’ai toujours eu beaucoup de difficultés à faire des choix et les cartes de restaurant représentent une source de bonheur anticipé et d’angoisse mêlés: l’angoisse d’anticiper avec justesse mes désirs. Rillettes ou coquilles Saint-Jacques, vin blanc ou vin rouge, charlotte aux fraises ou triple crème, tapas ou salade composée? L’infinie combinaison des possibilités me plonge dans un état d’hébétude avancée. La solution à cette incertitude chronique m’est enfin apparue un jour où je savais que le supplice du menu serait cruel parce que composé de vingt-cinq pages de plats numérotés de 1 à 384 :
« – Tu prends le 294 ou le 53?
– J’hésite encore. Un temps. Peut-être plutôt le 126 et le 14.
– Le 14, mais c’est une boisson!
– Ah bon tu crois? Ah oui, tiens, c’est vrai. Un temps. Alors le 126.
– Le 126, c’est super épicé. Y’a trois petites étoiles.
– Merde! Un long temps. Bon le 310 alors.
– Le 310 tu te souviens c’est pas avec du riz blanc c’est servi avec du riz gluant.
– Ah putain, le riz gluant je peux pas, c’est pas que j’aime pas, mais j’aime pas le nom, je peux pas bouffer un truc qui s’appelle « gluant ».
– Je suggère qu’on arrête tout simplement de bouffer chinois si tu n’aimes pas la terminologie culinaire et la bouffe épicée.
– Mais darling voyons, c’est un peu radical comme solution. C’est pas si simple.
– Je prends le 294. C’est très simple.
– Un temps resserré et dépitée. OK le 53 pour moi, même si franchement je suis pas fan de la coriandre fraîche. »
Cette scène, raccourcie pour les besoins de la narration, est un marqueur relationnel, comme la température de la chambre ou l’heure du dîner pour d’autres. Il faut parfois passer outre ou y travailler. Je suis plutôt de celle qui y travaille des heures durant, pèse le pour et le contre à coups d’insomnies pour solutionner l’affaire et débrouiller la combinaison parfaite de saveurs : steak tartare ou tournedos Rossini? Fromage de chèvre ou brucciu ? Gratin dauphinois ou pommes dauphines? Depuis le 20 mars 2020 plus besoin de secrètement pré-analyser la carte des restaurants puisqu’il n y a plus de restaurants ouverts et que les quelques malheureux qui tentent de réveiller nos papilles le font numériquement et qu’il faut précisément consulter leur menu en ligne. Bien sûr la pandémie a d’abord réjoui l’indécise que je suis et la lectrice de menus à la sauvette, mais c’était sans compter que cet immense soulagement initial serait suivi d’un défi sans précédent qui explique le retard pris dans la livraison mensuelle des chroniques en Trumplandie.
« – Tu fais le lien restaurant chinois/virus étranger?
– J’hésite encore. Un peu trop cousu du fil blanc. Un temps. Peut-être plutôt le 27 février avec le miracle du virus qui disparaît naturellement. Je fais du Peguy-Scorsese avec des vierges Marie partout.
– Alors tu peux coupler le 27 février et le 25 mars avec les églises pleine de monde à Pâques comme ça tu redoubles l’effet.
– Un temps. En même temps le 6 mars quand il refuse de faire le décompte des malades sur le bateau de croisière pour ne pas faire augmenter les chiffres, c’est pas mal non plus, genre la croisière s’amuse pas.
– Amusé. Tu pourrais aussi faire une chronique uniquement sur ses sessions de golf en temps de pandémie les 18, 19 janvier, 1er et 15 février, 7 et 8 mars avec une belle description de la pelouse verte, de sa casquette rouge MAGA et tu intercales le nombre de personnes contaminées. Contraste garanti.
– Ouais, je joue sur le décalage. Possible. Ou alors je me concentre sur le 19 mars et le refus de rassurer les américains et le soi-disant sensationnalisme du journaliste, j’exploite la relation presse-politique comme dans les années 70.
<p class="has-text-align-justify" value="<amp-fit-text layout="fixed-height" min-font-size="6" max-font-size="72" height="80">- Mouais. déjà vu. Tu pourrais tenter plutôt la carte mensonge en direct au peuple américain avec le combo conférence de presse du 19 sur la chloroquine et conférence de presse du 15 sur le site web crée par Google pour résoudre la pandémie. Tu travailles l’effet d’accumulation, l’enlisement d’une administration dans un mensonge d’état.– De plus en plus agitée. Ou ses commentaires sur son audimat pendant que New York agonise, ou le geste de Docteur Fauci qui ne peut cacher son embarras, ou le vaccin annoncé pour très vite le…Ah putain, je ne sais plus.
– S’impatientant. Tu fais du Hugo, de la lumière à l’obscurité, tu travailles les oppositions. Tu files la métaphore du naufrage d’une nation, tu joues sur les parallélismes crise sanitaire crise économique. Très simple: tu exploites l’opposition entre le 22 janvier et son unique cas de coronavirus et l’annonce faite du long tunnel à venir et les quelques 100000 à 240000 morts à venir le 31 mars. Tu dilues et accélères le temps, tu mêles les temporalités et tu y ajoutes des statistiques, des courbes exponentielles. Le tour est joué. C’est rapide, efficace, percutant.
– Un temps resserré et encore plus dépitée qu’après le supplice du restaurant chinois. Rapide, efficace, percutant. Je m’en fous moi, j’ai pas envie de jouer des tours. J’ai pas envie de rire. Je prends rien tiens, je ne veux pas choisir, je bouffe pas, je veux dire : j’écris pas. »
Jour. Nuit.