Tailleur pour dames à Trumplandia

20 janvier 2017 #1
« J’ai encore sommeil !… c’est stupide !… Il est prouvé que c’est toujours au moment de se lever qu’on a le plus envie de dormir. Donc l’homme devrait attendre qu’il se lève pour se coucher ! » Tailleur pour dames, Feydeau Acte I scène 1.

Il y a peu nous avons vécu un moment extraordinaire, entendez « extraordinaire » dans son sens étymologique «  qui sort de l’ordinaire ». Un événement qui aura duré un certain temps, plongeant la ville dans les affres de l’introspection: qu’étions-nous, qui sommes-nous? Sommes-nous autres? Deviendrons-nous ce que nous sommes? Ici donc, nous avons vécu ce qui, jusqu’il y a peu, paraissait impossible, impensable. Etait-ce un songe? Allons-nous nous réveiller et découvrir la triste réalité? Un monde gris où rien n’aurait changé. Un monde gris perle, perles de la pluie qui ruisselle. Ici donc, nous avons fait un rêve et rêvé à une métamorphose, à un monde en noir. On murmure même qu’il n’y aurait pas «  un noir, mais des noirs ». On en aurait fini avec la couleur. Ici, pendant deux mois, on a pu croire que Seattle était devenue capitale « des noirs ». Certains s’affolent, c’est comme ça, d’autres jubilent, heureusement, d’autres, plus circonspects, questionnent: mais enfin de quels noirs parle-t-on?

Ceux d’Yves, monsieur, ceux d’Yves Saint-Laurent. Et cet événement extraordinaire? Yves Saint-Laurent dans un musée, à Seattle, monsieur. Un miracle, monsieur. Le miracle de la mode à Seattle. La mode à Seattle? En ces temps? Événement extraordinaire dites-vous? Oui, monsieur. C’est que vous ne vivez pas ici. Vous ne pouvez pas savoir. Une exposition sur la mode à Seattle, ce n’est pas une révolte monsieur, c’est une révolution, monsieur. Une révolution? Oui monsieur, une révolution, celle du tailleur pantalon. Mais enfin, en ces temps, vraiment, le tailleur pantalon ferait question? Oui, monsieur, assurément. Le tailleur pantalon, celui d’Yves, peut-être nous aurait-il menés là où nous voulions aller. Vers la modernité, quand vestiaire de l’homme et de la femme se confondent, ne font qu’un. Mais le tailleur pantalon d’Yves, audacieux, inventif, nouveau, visionnaire. Pas le tailleur pantalon que nous avons vu, uni toujours, lisse, coupe droite, lignes géométriques, criard un jour, terne le lendemain, jamais en prise avec le monde. Même pas vraiment féminin, d’un autre temps, d’une autre époque. Un tailleur pantalon du système comme on dit, sourd aux exigences, aux urgences. Ce tailleur-là, d’ailleurs, il n’a fait rêver personne. Et puis l’exposition Yves Saint-Laurent s’en est allée; et nous voilà ici, revenus au monde gris perle, perles de la pluie qui ruisselle. La révolution du tailleur pantalon s’est éteinte, le miracle de la mode à Seattle, un simple mirage, « les noirs d’Yves » dilués, laissant une traînée délavée et grisâtre sur le pavé. Et aujourd’hui il pleure dans mon coeur, comme il pleut sur la ville, quelle est cette langueur qui pénètre mon coeur? Langueur de la longueur. Quatre ans. C’est long quatre ans. Quatre années pendant lesquelles nous porterons le tailleur pour dames, ce reliquat des temps passés, mode du siècle passé. Un retour en arrière. Une longue hibernation. Une interminable journée de la jupe.

Aujourd’hui vendredi 20 janvier 2017, je vais attendre de me lever pour me coucher et rêver un peu en attendant que ça passe.
Noir. Des noirs.

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